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Le Monde de NEOMA

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Certaines innovations semblent cocher toutes les cases mais sont boudées, tandis que d’autres sont massivement adoptées contre toute attente. Perception du grand public, soutien de l’État, développement d’infrastructures adaptées… Une nouvelle étude, à laquelle a participé Diana Mangalagiu, professeur associée à NEOMA Business School, explique à quoi peut tenir la différence.

Les appels en visio ont décollé pendant l’épidémie de Covid-19 et les confinements, pourtant la technologie existait… depuis plus de 50 ans ! Vous pouvez même voir l’un des premiers « picturephones » dans le film 2001, l’Odyssée de l’espace (1968). Présenté quelques années plus tôt, à la Foire internationale de New York par l’entreprise AT&T, cet appareil permettait de discuter et de se voir à distance via un combiné avec écran. À l’époque,, des cabines sont même installées à New-York, Washington et Chicago, mais elles restent boudées par le public et disparaissent rapidement.

Cela n’a rien d’exceptionnel : l’histoire des innovations technologiques comme les œuvres de science-fiction regorgent de « fausses bonnes idées ». Songez aux cadres photo numériques, passés de mode en quelques années à peine.

Comprendre la mécanique des « points de bascule positifs »

Une récente étude publiée par Franziska Mey, Diana Mangalagiu et Johan Lilliestam, dans la revue Global Environmental Change, donne des clés pour mieux comprendre à quoi tiennent ces « points de bascule positifs ». Ce concept désigne tous les facteurs favorisant l’adoption ou le rejet d’une innovation dans un système socio-technique donné.

Leur travail de recherche s’appuie notamment sur deux études de cas : la transition plus ou moins avancée vers les voitures électriques en Norvège et en Allemagne, et l’adoption encore partielle des panneaux photovoltaïques dans le système énergétique en Allemagne. En toile de fond, l’enjeu est aussi de comprendre comment aider le grand public à aller vers des technologies plus respectueuses de l’environnement.

Trois leviers clés

Bien qu’il soit toujours difficile de faire des prédictions, l’étude met en relief trois grands principes permettant de favoriser et même d’anticiper un tel basculement positif :

  • Linnovation doit être perçue comme meilleure que les solutions déjà existantes

En psychologie cognitive, le « biais du statut quo » est une façon d’expliquer notre peur du changement : ce que l’on risque de perdre est concret, tandis ce que l’on pourrait y gagner reste abstrait ; d’où notre tendance spontanée à vouloir préserver l’existant. Pour contrebalancer ce biais, il est essentiel qu’une innovation soit présentée et perçue comme bien meilleure que ce qu’elle remplace.

En Norvège par exemple, l’acceptation des véhicules électriques a été facilitée par des discours écologiques forts, valorisant leur intérêt par rapport aux voitures traditionnelles. En Allemagne à l’inverse, les débats sur les bénéfices environnementaux sont restés plus clivés, alimentant le scepticisme d’une majorité de la population. La voiture électrique est même devenue un symbole politique controversé, associé à un activisme écologique risquant de mettre en péril l’industrie automobile allemande, au cœur de son identité nationale et de son activité économique.

  • L’innovation doit être facile à adopter, notamment en termes de coût

Toujours en Norvège, des mesures fiscales avantageuses ont largement contribué à réduire le coût des véhicules électriques par rapport aux voitures à essence. Dès les années 1990, et malgré les alternances politiques, le soutien de l’État est resté stable, instaurant un climat de confiance pérenne en faveur de cette innovation.

En Allemagne à l’inverse, le soutien politique a été fluctuant. Des subventions accordées dans un premier temps ont rapidement été réduites, en raison notamment du lobbying des industriels de l’automobile et de leur influence sur les processus législatifs. Pour finir, le prix des véhicules électriques est resté plus élevé que celui des voitures à essence ! En particulier celui des modèles de gamme moyenne ou inférieure, limitant à la fois l’envie et la capacité des ménages modestes à changer de mode de locomotion.

  • Des infrastructures adaptées doivent être mises à disposition

Mais le plus grand frein à l’adoption de véhicules électriques, en Allemagne, son « talon d’Achille » comme le surnomme l’étude, a été le manque d’infrastructures. Si des bornes de recharge rapide ont été ajoutées sur les grands axes pour faciliter les trajets longue distance, il n’existe toujours pas à ce jour de réseau suffisamment dense et standardisé sur l’ensemble du territoire pour utiliser sans risque une voiture électrique. Les habitants des grandes villes ne possédant pas de borne à domicile peuvent avoir beaucoup de mal à recharger leur véhicule au quotidien, par exemple.

En Norvège, les infrastructures sont plus denses, variées et adaptées aux besoins des utilisateurs. Mais même dans ce pays, souligne l’étude, cela reste le principal point à améliorer pour démocratiser le véhicule électrique.

Anticiper les cercles vertueux

Lorsque ces trois leviers sont réunis, une innovation peut entrer dans un cercle vertueux : elle est de plus en plus adoptée, et donc mieux perçue par le plus grand nombre, elle devient plus facile d’accès, les infrastructures s’adaptent, etc.

Le cas des panneaux photovoltaïques en Allemagne suggère une conclusion similaire. Grâce à des incitations politiques et fiscales, cette technologie a progressivement été perçue comme plus intéressante que les énergies fossiles – moins chère et plus écologique notamment. La position relativement constante de l’État a permis au marché de se déployer dans un climat de confiance du public.

Des obstacles subsistent néanmoins : l’offre s’est par exemple développée trop rapidement, tandis que les infrastructures sociales et environnementales ne suivaient pas. Les auteurs envisagent toutefois que cette technologie devrait entrer dans un cercle vertueux et être complètement adoptée dans la décennie.

Prédire l’avènement d’un point de bascule positif n’est pas une science exacte. Les systèmes socio-techniques restent des entités complexes et multifactorielles, nécessairement réduits à quelques variables plus simples dans une analyse scientifique. En outre, insiste l’étude, une transformation n’est jamais linéaire ; un « point de bascule positif » peut se produire sur des années ou même des décennies. Des analyses ultérieures seront nécessaires pour vérifier si ce cadre d’analyse peut s’appliquer à d’autres innovations technologiques, socio-économiques ou politiques.

En savoir plus

Franziska Mey, Diana Mangalagiu et Johan Lilliestam, Anticipating socio-technical tipping points, Global Environmental Change, décembre 2024 – doi.org/10.1016/j.gloenvcha.2024.102911