13 novembre : et si les cafés avaient aidé à réparer le tissu social ?
Après un attentat, comment retisser du lien social là où le quotidien a volé en éclats ? Amy Greiner Fehl et Mariann Györke, chercheuses à NEOMA, ont corédigé une étude qui examine le rôle joué par les cafés et restaurants dans le rétablissement des liens communautaires. Leur travail révèle comment des gestes ordinaires de consommation peuvent devenir des ressorts collectifs de solidarité et de résilience.
Avec plusieurs milliers d’attaques annuelles, le terrorisme reste un phénomène massif. Ces dernières décennies, il a visé des endroits et des moments qui incarnent la vie collective de nos sociétés démocratiques : des transports publics londoniens à la ligne d’arrivée du marathon de Boston, jusqu’aux terrasses animées de Paris.
Quand notre quotidien est ainsi attaqué, comment pouvons-nous retrouver l’unité sociale que nous avions dans le monde d’avant ? L’étude impliquant les chercheuses de NEOMA et une coautrice a exploré le rôle des cafés, restaurants et autres lieux de vie dans la reconstruction sociale après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris.
La violence au cœur de nos villes
Un vendredi soir d’automne, des terrasses pleines, des rires, des verres levés. Alors que certains partagent un moment entre amis, d’autres assistent à un concert de rock dans une salle populaire du quartier. C’est là que l’horreur frappe. Les cafés et la salle de concert sont ciblés pour ce qu’ils symbolisent : la convivialité, la diversité de la clientèle et la liberté apparente de profiter de la vie ensemble.
Dans leur étude, les chercheuses parlent de « violence culturelle » : une violence qui ne frappe pas au hasard, mais vise des moments partagés, des lieux familiers, des symboles identitaires et des pratiques de consommation importantes sur le plan culturel. C’est précisément ce que représentent les terrasses parisiennes, ces « troisièmes lieux » entre maison et travail où se nouent les liens sociaux.
En frappant les cafés et la salle de concert, les attentats du 13 novembre ont ainsi provoqué un traumatisme culturel profond. Au-delà des victimes, c’est une ville toute entière qui a vacillé. La consternation a été aggravée par le choc d'une identité collective irrévocablement altérée et d'espaces communautaires brisés.
La consommation comme geste de résistance
Les chercheuses ont mené une étude ethnographique d’environ sept ans dans les zones touchées. L’enquête s’est nourrie de longues immersions dans les cafés, d’échanges avec des habitants, des commerçants et des responsables associatifs. Elle s’est également appuyée sur l’analyse des archives municipales de la ville de Paris et des objets laissés sur les sites de commémoration d’attaque pour mieux comprendre la symbolique des espaces publics et du sentiment de communauté. Ce suivi sur la durée a permis de saisir l’évolution fine des dynamiques entre restauration du lien social, pratiques de mémoire et espaces de proximité.
Dans les jours qui suivent l’attentat, les cafés rouvrent. Les habitants reviennent, certains dès le lendemain, d'autres plus lentement, la plupart en versant des larmes. Revenir dans ces lieux publics s’apparente à un acte de résistance. La consommation devient thérapeutique, mais aussi politique et culturelle. C’est une manière de résister à la terreur, de reprendre possession du quartier et de dire « on est encore là ».
L’étude identifie deux temps dans cette reconstruction : une première phase spontanée, marquée par le besoin d’être ensemble et de recréer du lien, puis une phase plus intégrative, où la consommation prend un sens nouveau. Aller dans « son » café, c’est affirmer son appartenance à un collectif, et commander un verre, c’est contribuer à la mémoire partagée du quartier. Cette forme de solidarité aide à guérir et à surmonter le traumatisme commun.
Ce que l’étude met en lumière, c’est que la solidarité ne vient pas seulement de l’État ou des institutions. Elle émerge aussi dans les gestes du quotidien. Les chercheuses parlent de « solidarité de consommation » : discuter avec les commerçants, organiser des veillées, laisser des messages ou des objets… Autant de gestes qui, mis bouts à bouts, esquissent une cohésion durable.
Quand consommer, c’est appartenir
Cette recherche déplace notre regard sur la consommation. Elle révèle comment un acte qui peut sembler avant tout commercial peut en réalité contribuer au renforcement de la communauté. Après les attentats, c’est bien dans ces lieux du quotidien que les habitants du 11e arrondissement ont retrouvé un sentiment d’appartenance, les incitant à consommer et aller de l’avant ensemble.
L’étude montre plus largement que les commerces de proximité ont un rôle essentiel dans la guérison communautaire. Les propriétaires de cafés et de petites entreprises offrent un espace physique et symbolique où se réunir, incarnant la solidarité. Les chercheuses soulignent d’ailleurs l’intérêt que peuvent y trouver les décideurs locaux. À l’approche des dix ans des attentats, leur travail pourrait nourrir la réflexion des municipalités sur les politiques de mémoire, et guider les associations de quartier dans leurs actions de soutien. Il pourrait aussi sensibiliser davantage les chefs d'entreprise à leur rôle essentiel dans la promotion de la cohésion sociale.
Cette étude invite par ailleurs à repenser la manière dont les pouvoirs publics soutiennent les communautés touchées par des actes violents délibérés. Et si, pour réparer un collectif, il fallait aussi miser sur ces espaces ordinaires où l’on boit un verre, partage un repas… et retisse du lien ? Offrir un lieu où revenir, c’est déjà aider ceux qui en ont besoin à retrouver un semblant de normalité, un espace ouvert et accueillant pour parvenir à guérir.
En savoir plus
Amy Greiner Fehl, Marlys J Mason, Mariann Györke. Consumption Solidarity: Healing Cultural Trauma Following Marketplace Violence, Journal of Consumer Research, 2025;, ucaf003, https://doi.org/10.1093/jcr/ucaf003
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Professeurs

FEHL
Amy Greiner Fehl est Professeur Acossié de Marketing à NEOMA Business School. Elle enseigne le marketing B2B, les ventes et le développement des affaires. Avec plus de 10 ans d’expérience professionnelle dans les industries des soins de santé et de l’aérospatiale, elle a obtenu son Ph.D. �

GYORKE
Mariann est Professeur Assistant en Contrôle de Gestion à NEOMA Business School. Elle étudie la comptabilité en tant que pratique sociale et organisationnelle, en se concentrant sur la construction du contrôle de gestion et des instruments comptables dans le contexte des consultants, en particu