Pourquoi la mafia s’est-elle occupée des déchets de l’Italie ?
Publié le 13/05/2025
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Publié le 13/05/2025
Entre enfouissements sauvages et décharges toxiques illégales, le sud de l’Italie vit une « crise des déchets » depuis une quarantaine d’années. On pourrait y voir une dérive criminelle, mais le problème est plus profond : un collectif de chercheurs, dont Élise Lobbedez, de NEOMA, met en cause les politiques de gestion des déchets dans leur ensemble pour poser les bases d’un autre modèle.
Un scandale sanitaire pourrait prendre fin. Début 2025, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’État italien pour son inaction face aux activités illégales d’enfouissement et d’incinération de déchets dangereux par la mafia. Cette pratique dure depuis des dizaines d’années ; elle est même soupçonnée d’avoir provoqué une recrudescence de cancers dans la région de Naples… Comme le souligne une récente étude publiée dans le Journal of Management Studies par plusieurs chercheurs – dont Élise Lobbedez, professeure assistante à NEOMA Business School –, loin de se réduire à une problématique isolée, elle s’inscrit dans des logiques économiques et socio-politiques inhérentes à un système capitaliste.
Au début des années 1980, les entreprises italiennes sont obligées de traiter et de détruire leurs déchets en toute sécurité. Des acteurs de la mafia, comme la Camorra napolitaine, proposent de s’en occuper à moindre coût, en contournant les réglementations environnementales. Pour une industrie chimique, souligne par exemple l’étude, ils traitent 800 tonnes de terre contaminée par des hydrocarbures pour 25 centimes par kilo – une économie de 80 % par rapport au prix du marché ! Afin de parvenir à de tels montants, ils n’hésitent pas à jeter, enfouir et brûler sauvagement des déchets même dangereux ou toxiques, ou encore à les mélanger aux ordures ménagères. La présence limitée de l’État dans le sud du pays facilite le développement de cette activité criminelle. Parfois la mafia opère même avec l’autorisation de municipalités ou du Conseil régional : par complicité ou négligence, les pouvoirs publics lui permettent de s’imposer comme un acteur central de la gestion des déchets.
À l’époque – mais le constat vaut encore largement aujourd’hui –, il existe principalement deux façons de voir les déchets, contextualisent les chercheurs et chercheuses. Soit on les considère comme une « externalité négative », autrement dit quelque chose à ignorer ou à éliminer. C’est généralement le point de vue des entreprises et des autorités locales : les déchets passent pour des sous-produits de leurs activités principales ; elles n’ont pas vocation à s’en occuper mais se retrouvent contraintes de le faire. Soit on appréhende les déchets comme des sortes de marchandises : de fait, ils s’achètent, s’échangent et se revendent sur des marchés dédiés ; leur valeur fluctue en fonction de l’offre et de la demande ; et surtout ils peuvent générer des profits si on les exploitent bien. La mafia s’engouffre dans ce créneau.
Autrement dit, les déchets sont à la fois perçus comme des surplus sans valeur et comme des marchandises lucratives. Or ces deux point de vue sont problématiques et se renforcent mutuellement, souligne l’étude : lorsque l’on gère les déchets, tenir compte de critères écologiques ou sociaux représente un coût. À l’inverse, on peut gagner beaucoup plus d’argent en négligeant leur impact sur l’environnement et sur des populations marginalisées. En pratique, la mafia s’enrichit en s’en débarrassant sauvagement dans les territoires où vivent les classes sociales les plus pauvres, loin des quartiers chics comme des centres touristiques.
En 1994, l’État tente bien de reprendre la main en déclarant un état d’urgence, et en délégant les pleins pouvoirs à une autorité spéciale pour la gestion des déchets. Le gouvernement s’efforce ainsi de mettre un frein à l’activité de la mafia, avec plus ou moins de succès, et encourage des solutions de retraitement plus respectueuses de l’environnement. Mais cette politique ne remet pas fondamentalement en cause la double dynamique de négligence et de marchandisation des déchets. La volonté d’optimiser les profits reconduit dès lors à de mêmes dérives, au détriment des zones défavorisées et de la santé des populations. L’État exige par exemple la construction d’incinérateurs et d’usines de recyclage. Mais les appels d’offres publics ont tendance à favoriser les projets les moins chers, plutôt que les technologies les plus efficaces et les moins polluantes.
Autre exemple : des décrets adoptés à partir de 1997 obligent chaque région à s’occuper elle-même de ses déchets. L’intention est louable, c’est une façon de responsabiliser les acteurs locaux. Mais dans les faits, cette réglementation exacerbe les inégalités entre les territoires. Les plus pauvres se retrouvent démunis, n’ayant pas les moyens financiers et structurels de gérer un flux aussi important. En outre, la mafia reste bien implantée dans le sud du pays, où de grandes quantités de déchets venus du centre et du nord sont encore importées … Pour les locaux et les agriculteurs, c’est la double peine !
Selon les auteurs de l’étude, le cas de Naples illustre plus généralement le fait que la gestion des déchets ne relève pas d’une simple question technique. Elle est ancrée dans des dynamiques de pouvoir économiques, politiques et sociales, inhérentes à un système capitaliste. Tout au long de ce qu’on appelle aujourd’hui la « crise des déchets » en Italie, une logique de profit et d’accumulation de capitaux prime systématiquement sur la protection de l’environnement, comme sur le bien-être des communautés locales. En exploitant les déchets, ou en ignorant l’impact délétère de cette activité, les quelques acteurs dominant le marché – la mafia, des grandes entreprises et parfois même des pouvoirs publics – ont perpétué des inégalités socio-économiques au profit d’intérêts privés. Un tel mécanisme de spoliation est typiquement le revers d’une accumulation capitaliste débridée.
Les chercheurs plaident en conséquence pour reconnaître que les déchets sont centraux dans nos sociétés. Ce changement de focale devrait, d’une part, conduire les pouvoirs publics à adopter des politiques plus inclusives, prenant davantage en compte le point de vue, la parole et les souffrances des communautés concernées. Cela pourrait par exemple passer par davantage de consultations publiques, de mécanismes de participation démocratique, mais aussi par un soutien aux initiatives citoyennes, ou encore une meilleure transparence de l’information. D’autre part, cela encouragerait les États à remettre en question une logique de marché guidée par le profit, pour adopter des solutions plus durables, écologiques et circulaires, tenant compte de l’impact socio-environnemental des déchets à long terme.
L’enjeu est d’éviter que d’autres vies soient encore « gâchées » à l’avenir, conclut l’étude, jouant sur l’ambiguïté du verbe « wasted » en anglais. En tant que nom en effet, le mot « waste » est généralement traduit par « déchet ».
Élise Lobbedez, Stefano Pascucci et Teresa Panico, Theorizing Waste as a Technique of Power in Capitalistic Stakeholder Relations, Journal of Management Studies, février 2025. doi.org/10.1111/joms.13190