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Le Monde de NEOMA

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Sur quelles bases une entreprise de taille mondiale choisit-elle des fournisseurs dans un pays plutôt qu’un autre ? Pour le savoir, quatre chercheurs, dont Antony Paulraj, Aneesh Datar et Azusa Nakamura, de NEOMA, ont étudié l’influence de trois indicateurs sociopolitiques sur les décisions de plus de 1 300 sociétés américaines. Il ressort de leur analyse une tendance à réduire le nombre de fournisseurs dans les États dirigés par un leader populiste, et dans ceux qui présentent des signes de fragilité.

Pour une entreprise de rayonnement mondial, l’implantation géographique des fournisseurs est un sujet permanent. Car les événements géopolitiques, guerres commerciales et soubresauts de politique intérieure des États sont autant de facteurs d’incertitude : mon fournisseur peut-il garantir ses prix et ses volumes de production ? Risque-t-il de subir des changements de réglementation ? Peut-il un jour être dans l’impossibilité de me livrer ?

L’impact des facteurs sociopolitiques, un sujet à investiguer

Ces dernières années, par exemple, Samsung a quitté ses fournisseurs chinois pour miser sur l’Inde et le Vietnam. GoPro a fait de même, délaissant la Chine pour Taïwan, le Mexique et la Malaisie. H&M, Zara et Uniqlo ont déserté le Bangladesh, ancien eldorado de l’industrie textile, en raison de son climat politique trop violent. Les chaînes d’approvisionnement se reconfigurent en permanence.

Pourtant, l’impact des facteurs sociopolitiques sur cette géographie mouvante reste peu exploré par les chercheurs. L’étude menée par quatre auteurs, dont Antony Paulraj, Aneesh Datar et Azusa Nakamura, de NEOMA, contribue donc à combler cette lacune. Elle s’est intéressée à 1 336 sociétés américaines de rayonnement mondial et à leurs fournisseurs implantés dans 87 pays, sur la période de 2003 et 2018.

Les scientifiques ont mesuré si le nombre de fournisseurs de chaque firme, dans chaque État, avait augmenté ou diminué pendant ces 15 ans. Ils ont ensuite corrélé ces évolutions avec trois critères, pays par pays : le chef d’État incarne-t-il un courant populiste ? Le fonctionnement du pays présente-t-il de signes de fragilité préjudiciables à l’activité économique ? Les institutions prévoient-elles de vrais contre-pouvoirs face aux possibles dérives des dirigeants en place ?

Un baromètre du populisme : les discours du chef d’État

Pour quantifier ces trois critères, les chercheurs ont utilisé des indicateurs conçus et reconnus par la communauté scientifique. Ainsi, pour évaluer le populisme, ils ont retenu les chiffres de la Global Populism Database, dont la méthode fait référence. Elle est basée sur une analyse sémantique approfondie de discours importants du dirigeant.

Pour quantifier la fragilité des États, ils ont recouru au State Fragility Index, largement employé dans le monde des affaires. Il fournit pour chaque pays un score qui couvre quatre aspects : la légitimité et l’efficacité de l’État face aux risques de corruption, de dérives mafieuses, de non-respect des lois, etc. ; le niveau de sécurité des citoyens vis-à-vis de la délinquance, d’actions violentes, de la perméabilité des frontières, etc. ; la pertinence des politiques sociales pour l’éducation, la santé ou la lutte contre la pauvreté ; la vulnérabilité du pays en matière d’inflation, d’équilibre des comptes publics ou de stabilité de la devise nationale.

Enfin, pour définir la solidité des contre-pouvoirs en place, les auteurs ont utilisé un troisième indicateur très connu en commerce international, le Political Constraint Index. Il évalue l’efficacité de garde-fous comme la séparation des pouvoirs, l’existence d’autorités de régulation dotées d’un droit de veto (comme le Conseil constitutionnel en France), les moyens légaux de blocage accordés aux élus de l’opposition, etc.

Contre-pouvoirs ou non, le populisme fait fuir les entreprises

Trois conclusions se dégagent. D’abord, l’arrivée d’un pouvoir populiste dans un pays conduit les firmes américaines à y réduire leur nombre de fournisseurs. Sans doute parce qu’elles craignent une montée des incertitudes, liée aux fondamentaux de ce courant décrits par de multiples chercheurs : remises en cause brutales des politiques et règles en vigueur, absence de réponses probantes aux problèmes sociaux majeurs, discours antimondialisation, etc.

Deuxième enseignement : ces sociétés américaines se désengagent aussi des États jugés trop fragiles. La non-application de certaines lois, l’insécurité, l’inefficacité des politiques sociales, la faiblesse de l’économie créent un environnement peu propice aux affaires. Dans le pire des scénarios, des piliers comme le droit de propriété, la validité des contrats ou la disponibilité des infrastructures (routes, télécommunications…) peuvent être menacés : le « risque pays » devient très élevé.

Enfin, l’existence de contre-pouvoirs atténue l’effet négatif de ces fragilités sur le nombre de fournisseurs, mais n’a pas d’impact face au populisme : si celui-ci est installé, les entreprises américaines se désengagent, même dans les pays aux institutions solides. Explication des auteurs : la capacité des leaders populistes à mobiliser leur opinion et leur détermination à se maintenir aussi longtemps que possible peuvent leur permettre d’imposer leurs propres règles du jeu, en débordant les garde-fous institutionnels.

Des conseillers en géopolitique pour mieux estimer le risque pays ?

Les chercheurs recommandent donc aux responsables de chaînes d’approvisionnement de réévaluer le « risque pays » de leurs fournisseurs sur la base d’une analyse sociopolitique poussée. Suivre de loin l’actualité intérieure des États ne suffit plus : il faut scruter en profondeur leur fonctionnement quotidien, si besoin en recrutant des conseillers en géopolitique ou en s’appuyant sur des consultants spécialisés.

« Même si nos données s’arrêtent en 2018, on peut extrapoler ces résultats et considérer que le même mécanisme est à l’œuvre dans le contexte mondial de 2025 : les grands donneurs d’ordres diminuent leur nombre de fournisseurs dans les pays acquis au populisme » conclut Antony Paulraj, l’un des auteurs.

En savoir plus

PAULRAJ, Antony, NAKAMURA Azusa, DATAR Aneesh. Navigating sociopolitical waters: exploring the influence of key factors on global supply base concentration. International Journal of Operations & Production Management. https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/ijopm-03-2024-0260/full/html