
Le monde de NEOMA
Salariés handicapés : un droit d’expression sous condition
Pourquoi les salariés handicapés peinent-ils à faire entendre leur voix dans l’entreprise ? Une étude impliquant Anita Starzyk, chercheuse à NEOMA, et une de ses collègues, met en lumière une triple barrière : l’identité de celui qui parle, les conditions inadaptées de l’expression, et l’écart entre les sujets qu’il faudrait aborder et ceux que l’organisation accepte d’entendre.
Parler, faire remonter les problèmes, proposer des idées : l’expression des salariés est de plus en plus encouragée dans les entreprises. Au point d’être devenue une sorte de mantra du management moderne. Mais dans les faits, la liberté d’expression s’arrête souvent là où commencent les barrières hiérarchiques et les intérêts de l’organisation. Ce cadre est considéré comme trop étroit par de nombreux d’employés qui, souvent situés au bas de l’échelle hiérarchique, ne se sentent par conséquent pas entendus. Et qu’en est-il des salariés handicapés ?
Les employés en situation de handicap restent largement absents de ces dispositifs. En 2023, seuls 4,3 % des actifs en emploi ont une reconnaissance administrative de handicap en France. Invisibles dans les organigrammes, cantonnés à des postes peu exposés, ils forment pourtant la première minorité du monde du travail — et l’une des plus marginalisées.
Alors, que se passe-t-il quand ces salariés cherchent, eux aussi, à faire entendre leur voix ? Quelles embûches spécifiques rencontrent-ils ? Et pourquoi leur parole est-elle si souvent hors champ ? L’étude menée par la chercheuse de NEOMA et sa collègue interroge ce silence persistant.
Un silence forcé par une parole à risque
Pour comprendre les obstacles spécifiquement rencontrés par les salariés en situation de handicap, les chercheuses ont croisé deux champs jusqu’ici rarement articulés : les travaux sur la voix des employés — c’est-à-dire la capacité à s’exprimer pour améliorer son environnement de travail — et ceux sur le handicap en contexte professionnel. De ce croisement émerge une lecture inédite : pour ces salariés, s’exprimer ne va jamais de soi. À chaque tentative, un dilemme. Un dilemme, ici, désigne une impasse : chaque option a un coût, un risque, voire un effet contre-productif. Les chercheuses en ont identifié trois principaux.
Le premier dilemme concerne l’identité de celui qui parle. Faut-il cacher son handicap pour être perçu comme un salarié « comme les autres » et potentiellement plus écouté ? Ou, au contraire, l’assumer au risque de voir sa parole cantonnée à un témoignage personnel, voire militant ? Dans les deux cas, l’exposition est coûteuse. Atténuer son identité, c’est renoncer à demander des aménagements. La mettre en avant, c’est risquer d’être assigné à ce statut à part, parfois soupçonné de revendications intéressées.
Le deuxième dilemme tient aux conditions d’expression. Dans une entreprise, les opportunités de prise de parole passent souvent par des formats informels : pause-café, afterworks, messageries instantanées... Mais pour les personnes en situation de handicap, avec par exemple des contraintes de mobilité, des besoins de concentration accrus, ou une impossibilité d’utiliser certains outils numériques, ces espaces ne sont pas toujours accessibles, ni adaptés. Prendre la parole suppose alors un investissement invisible, imposant de composer avec les obstacles sans aucune garantie.
Enfin, le troisième dilemme concerne le contenu de la parole. Dans bien des contextes, parler d’inclusion ou de difficultés liées au handicap, c’est sortir du champ attendu. Les priorités de l’entreprise sont ailleurs : performance, chiffres, livrables... Pour être entendu, mieux vaut parler business. Mais comment défendre ses conditions de travail ou dénoncer une discrimination, sans risquer d’être perçu comme un élément perturbateur ou non pertinent ? Le salarié handicapé se retrouve alors sommé de faire le tri dans ce qu’il est acceptable de dire et de taire sur sa situation.
Ce n’est pas la voix qui manque, c’est l’écoute
Pris isolément, chacun de ces dilemmes complique déjà l’exercice de la parole. Mais leur enchevêtrement crée une mécanique encore plus redoutable. Car l’identité, les conditions d’expression et le contenu autorisé ne sont jamais indépendants : ils se renforcent mutuellement. Dans ce contexte, le silence n’est pas un retrait volontaire. Il est la conséquence d’un système d’écoute pensé sans, voire à l’encontre des réalités du handicap. Et c’est précisément ce système que les chercheuses invitent à réinventer.
Cela commence par reconnaître que toutes les voix ne se valent pas dans l’entreprise. L’équité ne consiste pas à faire parler tout le monde de la même façon. Cela suppose aussi de créer des espaces d’expression réellement accessibles, tant par les formats, les outils et les rythmes, que par les sujets jugés recevables. Les employés handicapés n’ont pas seulement une voix à faire entendre : ils ont une expérience à partager et un regard à apporter sur le fonctionnement de l’organisation.
En ce sens, les chercheuses appellent à reconnaître davantage les premiers concernés comme des experts de leur propre situation. Elles rappellent aussi que la responsabilité est collective : collègues, managers, directeurs, tous ont un rôle à jouer pour que la parole ne soit pas un privilège réservé aux profils « conformes ». Tant que les organisations resteront sourdes aux voix minoritaires, elles se priveront de véritables leviers de transformation.
En savoir plus
Starzyk, A., & Bauer, J. F. (2025). Three dilemmas of disabled employee voice. Journal of Business Ethics. https://link.springer.com/article/10.1007/s10551-025-05964-4
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Professeur

STARZYK
Dr Anita Starzyk est professeur assistante en Comportement Organisationnel à NEOMA Business School et enseigne le Leadership et le Développement Organisationnel dans les programmes PGE et GBBA. Elle est titulaire d'un doctorat en Psychologie du Travail de l'université de Mannheim et a travaillé