
Le monde de NEOMA
Concilier travail et cancer : les récits de vie des salariés inspirent leurs organisations
Et si les employeurs s’appuyaient sur l’expérience de leurs salariés pour mieux accompagner le travail avec ou après un cancer ? C’est la démarche explorée par Rachel Beaujolin (NEOMA) et Pascale Levet (IAE-Université Lyon 3), qui ont mené cinq ans de recherche-action dans 25 entreprises et collectivités. Conclusion : la mobilisation bien conduite des récits de vie au travail des salariés favorise l’émergence de pistes prometteuses.
Aujourd’hui en France, 40 % des personnes qui apprennent chaque année qu’elles ont un cancer sont en activité professionnelle. Or, nombre d’entre elles souhaitent poursuivre cette activité ou la reprendre dès que possible. Un choix soutenu par la Haute autorité de santé (HAS) qui recommande le maintien dans l’emploi en ce qu’il contribue positivement à l’espérance de vie.
Reste cependant à régler la question du « comment » : si le travail peut être une ressource dans un parcours de santé, il s’agit d’en identifier et d’en construire les conditions. Les dispositifs légaux (temps partiel thérapeutique, télétravail, invalidité…) sont souvent trop rigides pour répondre aux incertitudes de la conciliation travail – cancer : rythme et effets secondaires des traitements, coups de fatigue imprévisibles et de durée aléatoire, risques de récidive, etc. Quant aux aménagements au cas par cas, ils perturbent l’organisation collective.
Une proposition méthodologique pour les acteurs des entreprises
Les chercheuses ont voulu dépasser ces difficultés en s’appuyant sur un matériau original : les « savoirs d’expérience » du travail avec/après un cancer. On sait en effet que les salariés concernés déploient des trésors d’ingéniosité pour rester ou revenir en activité, en cherchant de nouvelles marges de manœuvre ou en « bricolant » des ajustements soutenables.
Toutefois, ces savoirs d’expérience sont liés à des situations individuelles et restent difficiles à expliciter par les intéressés eux-mêmes. Ils se construisent dans l’expérimentation du travail et appellent une mise en dialogue pour pouvoir être mis en évidence. En outre, même explicités, ils ne sont pas partageables en l’état avec les autres acteurs de l’organisation : ils restent propres à chacun, trop détaillés et trop personnels pour être livrés à visage découvert. Il a donc fallu imaginer une façon d’énoncer et de partager ces savoirs, avec toute leur force et leur authenticité, tout en en préservant les personnes et leur situation individuelle.
La démarche, qui comprenait aussi des expérimentations dans des entreprises et des organisations publiques, a été menée de 2019 à 2024. Son premier mérite est d’avoir provoqué ou accéléré des prises de conscience importantes, y compris pour les personnes concernées. Ainsi, chacun a pu réaliser que lorsqu’un un salarié retrouve son poste après un arrêt, son environnement et ses outils métier ont forcément changé. Autre constat : un médecin du travail – ou un manager - qui entoure une reprise d’activité de trop de précautions donne au salarié l’impression douloureuse d’être encore malade et de ne pas être en mesure de reprendre la main sur son métier.
Autre exemple encore : les aménagements individuels d’horaires doivent tenir compte des tâches et des contraintes de chaque salarié, pour éviter par exemple qu’il manque des réunions décisives pour son activité. À défaut, ces aménagements pensés pour l’aider peuvent générer à l’inverse un sentiment d’échec.
Cette recherche-action aboutie peut être vue comme une proposition de méthodologie, à l’usage des différents acteurs impliqués directement ou indirectement dans les enjeux de santé en entreprise : dirigeants, managers, représentants du personnel, médecins du travail…
Du recueil de « récits de vie » bruts au partage de récits stylisés
La démarche a commencé par le recueil de récits de « vie du travail avec/après un cancer », en associant écoute, reformulations et suggestions d’hypothèses pour éclairer certaines situations. Les participants décrivaient notamment leurs actions réussies, infructueuses et avortées, ainsi que les ressources qu’ils avaient mobilisées avec succès ou non.
Déjà à ce stade, les intéressés ont mesuré pour eux-mêmes le chemin accompli, amorcé un travail de réflexion individuel et, parfois, identifié des aménagements plus compatibles avec leur état de santé. Cette étape a aussi confirmé que certaines situations s’accommodent des dispositifs légaux, mais que d’autres ont besoin de « bricolages » aux marges des cadres juridiques pour se maintenir dans l’emploi.
Ces récits de vie bruts ont ensuite été retravaillés, anonymisés et raccourcis, pour être plus aisément partageables dans le cadre d’une réflexion collective. Dans un premier temps, des récits dits « stylisés » ont été produits par synthèse de plusieurs récits bruts sur un même thème, par exemple la pertinence et les limites du temps partiel thérapeutique. Puis ces récits stylisés ont encore été simplifiés et abrégés, pour les centrer sur une seule idée et aller droit au but.
Des expérimentations probantes dans plusieurs entreprises
En parallèle, des expérimentations étaient menées sur le terrain. Quatre entreprises ont participé au déploiement et à l’évaluation d’une plateforme numérique qui proposait à leurs salariés touchés par le cancer des récits stylisés, un outil d’auto questionnement et un espace de travail ouvert pour consigner leurs analyses et réflexions.
Les récits stylisés ont également été mobilisés dans une collectivité territoriale qui voulait améliorer ses dispositifs de soutien au travail avec ou après un cancer. Au départ, cette démarche lancée par la direction a suscité en interne une levée de boucliers des acteurs concernés : « on accompagne déjà très bien ».
Mais au fil du travail en groupe autour de ces récits, ces acteurs ont changé de point de vue, jusqu’à qualifier parfois l’expérience d’« initiatique » et à proposer des transformations organisationnelles à tester. Exemple : donner de la souplesse horaire et la possibilité de télétravailler aux salariés qui reprennent leur activité à temps partiel.
Une dynamique d’apprentissage individuelle, collective et organisationnelle
Cette démarche va donc bien au-delà de la sensibilisation ou de la lutte contre le tabou du cancer. Elle convertit des savoirs d’expérience de salariés en savoirs explicites partageables, et utilise la puissance des mécanismes narratifs pour amener l’ensemble des protagonistes (managers, services RH, médecins du travail, représentants du personnel, collègues…) à revisiter leur vision du sujet, puis à imaginer de nouvelles pistes. Selon les cas, celles-ci peuvent compléter et enrichir les dispositifs légaux, ou s’en démarquer.
La dynamique d’apprentissage est à la fois individuelle, collective, voire organisationnelle. Elle permet à des acteurs clés de trouver leurs marques et de progresser dans ces situations très spécifiques de la conciliation travail – cancer, où aucune solution ne s’impose comme évidente, universelle et définitive.
En savoir plus
R. Beaujolin et P. Levet, Re-concevoir le travail avec/après un cancer - Enclencher une dynamique d’apprentissage organisationnel à l’appui de mécanismes narratifs, Revue Française de Gestion, janvier 2025. DOI :10.1684/rfg.2025.55
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Professeur

BEAUJOLIN
Rachel est professeure dans les domaines du management et des ressources humaines depuis 2002. Elle a soutenu son Doctorat en Sciences de Gestion (Ecole Polytechnique) en 1999 et son Habilitation à Diriger des Recherches (IEA Paris – Sorbonne) en 2006.Ses principaux domaines de recherche sont :