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Comment la littérature peut-elle inspirer les futurs leaders : 3 questions à notre professeure de lettres

En septembre, NEOMA innove avec un cours de littérature obligatoire pour les premières années de PGE. Les étudiants auront 15 heures de « Leçons des grands textes littéraires : management, entreprise et leadership » par Agathe Mezzadri-Guedj, professeure de Lettres en classes préparatoires. Mais quel est le rapport ? Réponses de l’intervenante. 

 

De manière très générale, en quoi la littérature peut-elle être une source d'inspiration pour les étudiants de notre école de commerce ? 

Ce n’est pas immédiatement évident car la littérature a beaucoup critiqué l'entreprise ! Elle la décrit souvent comme un monstre qui dévore ses employés. C'est la baleine et l'épisode de Jonas dans la Bible, ou alors celui de Charybde et Scylla dans L’Odyssée d’Homère.  Charybde, un tourbillon redoutable qui engloutit la mer, et Scylla, un monstre à six têtes qui dévore les marins. Deux dangers que doit affronter l’équipage d’Ulysse. 

Le premier à avoir adapté cette angoisse antique au monde du travail, c'est Émile Zola dans Germinal. D’ailleurs, il appelle la mine de charbon le Voreux. Et le Voreux dévore les ouvriers. Dans Stupeur et Tremblements, Amélie Nothomb se fait avaler par l'entreprise japonaise et l'ascenseur dans lequel elle rentre est comme un monstre qui la dévore. Dans Extension du domaine de la lutte, Michel Houellebecq décrit la violence sociale et l’aliénation générée par le monde du travail. Ces livres racontent comment on devient des machines et comment on perd notre humanité. La littérature, elle, essaie de remettre de l'humain.

La littérature peut aussi être source d’inspiration, lorsque les écrivains cherchent des solutions dans le monde animal. Virgile, dans Les Géorgiques, prend le modèle des abeilles. Il explique l’organisation du travail dans la ruche où chacun a une fonction et où il y a beaucoup d'écoute et beaucoup de communication. Mais Karl Marx critique cette idée. Pour lui, c’est faux, il n'y a pas de conscience dans le travail des abeilles.  

Plus concrètement, que peuvent apprendre les futurs managers dans les textes littéraires ? 

D’abord cela permet de mettre le doigt sur le problème : à quel moment on bascule ? A quel moment je me professionnalise en gagnant en efficacité et à quel moment l'efficacité prend le pas sur l'humanité. Ça, c'est une question que l’on peut se poser à propos d’Ulysse : était-il un bon manager pour son équipage ? Pour lui, l'efficacité a tellement pris le pas sur l'humanité qu'à la fin, certes il a atteint son objectif, il rentre à Ithaque, mais tout le monde est mort : à quel coût humain les objectifs organisationnels peuvent-ils être atteints ? La littérature pose le problème et prévient du danger. 

Je pense que la littérature apporte aussi des points de vue différents sur des situations concrètes. Pour un manager, il est bon de pouvoir se mettre à la place des autres. Pour reprendre Ulysse, quand il arrive chez le cyclope avec ses compagnons. Ses compagnons sentent l’énorme danger et lui demandent de partir. Ulysse lui, n’accorde aucune importance à leur point de vue. Il est très curieux et se demande à quoi le monstre ressemble et s’il lui fera des cadeaux ! Le seul cadeau, in fine, c’est la dévoration de certains de ses compagnons. De façon évidente, Ulysse a tort dans sa prise de décision par manque d’écoute et d’empathie, enfermé dans son excitation personnelle.

La littérature apporte aussi des suppléments de vie pour des jeunes de 20 ans. Une expérience en plus. Elle permet de plonger dans le milieu ouvrier dans Germinal d’Emile Zola, le milieu domestique dans Ourika de Claire de Duras, ou au contraire, dans celui des entreprises avec Amélie Nothomb ou Michel Houellebecq.

Outre le fait que l'on ne peut pas tout vivre et que la littérature offre "d'autres vies que la mienne", elle donne plus de recul et de distance pour analyser des situations que l'on n'a pas vécues mais que l'on a lues (VS "le nez dans le guidon" pour parler familièrement). 

À quoi cela sert ? Souvent, par anticipation, avant de se confronter à une expérience réelle, on peut être plus solide ou plus réfléchi ou, au contraire, a posteriori, cela peut consoler, "réparer" (un peu) "le monde" comme le dit Alexandre Gefen dans l'un de ses ouvrages. Les deux se complètent nécessairement et une vie faite uniquement d'expériences réelles et personnelles, sans médiatisation littéraire ou artistique serait bien difficile (est-il possible que cela existe ?) tandis qu'une vie uniquement faite d'expériences littéraires/artistiques mais aucune expérience réelle... là aussi, cela ne semble pas tenable.

Nous avons beaucoup évoqué le leadership d’Ulysse. Quelles sont les autres grandes figures intéressantes pour les futurs managers ? 

J’aime beaucoup comparer le leadership tel que les Grecs le pensaient et tel que les Romains le pensaient. En Grèce, le leader choisi est Athéna, qui a donné son nom à Athènes. Dans l’Iliade, elle défend les Grecs contre les Troyens. Athéna, c'est la ruse, la sagesse et quand elle fait usage de la force, c'est toujours de manière assez mesurée et stratégique. Cela dit beaucoup de la culture grecque. Chez les Romains, le leader choisi est Mars (inspiré de l’Arès grec). Quand les Grecs jugent ses méthodes brutales, les Romains voient une forme d'élan patriotique et d'énergie collective qui va déboucher sur une culture de la jeunesse, de l'ordre, de la discipline. Ce sxont deux visions du leadership très différentes. 

La manière dont les deux dieux sont représentés disent beaucoup du leadership tel qu’il est accepté dans une culture. Et de la même façon, il y une forme de leadership accepté dans chaque entreprise qui est lié à sa culture, et qui remonte à ses origines. C’est bien d’en avoir conscience.  

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