L’alimentation durable serait-elle d’abord un problème de chaînes d’approvisionnement ?
Publié le 18/03/2025
L’alimentation durable serait-elle d’abord un problème de chaînes d’approvisionnement ?
Publié le 18/03/2025
La modification des habitudes d’achat des consommateurs ne suffit pas pour imposer une alimentation plus durable : le changement dépend aussi de la capacité des chaînes d’approvisionnement à se transformer. Or, une étude signée par trois chercheurs, dont Philipp Sauer de NEOMA, montre que la démarche est difficile : au sein de ces chaînes, les acteurs sont trop distants les uns des autres pour bien collaborer.
Pour analyser comment les chaînes d’approvisionnement (ou supply chains) s’approprient les enjeux du développement durable, les chercheurs ont choisi un cas exemplaire : le Brazilian Roundtable on Sustainability Livestock (BRSL). Cet organisme créé en 2009 réunit tous les acteurs brésiliens de la viande bovine : éleveurs, abattoirs, industriels de la transformation, distributeurs, représentants de l’État, etc. Il a vu le jour en réponse aux pressions croissantes pour que la filière devienne plus « durable » ; dans plusieurs pays, des mouvements de boycott avaient été lancés.
Le BRSL s’est attelé à de multiples projets : combattre la corruption, réduire la déforestation, éviter la dégradation des viandes pendant leur transport, offrir des conditions de travail décentes aux salariés, etc. À partir de 2014, ses membres ont réalisé un guide pratique avec des objectifs chiffrés. Une association non gouvernementale le décrit comme l’institution brésilienne la plus crédible pour aller vers un élevage durable.
Les intentions sont donc sincères. Mais les chercheurs, qui ont assisté à six réunions de travail et mené 18 entretiens avec des acteurs du BRSL, constatent que les choses changent peu. Certes, l’alimentation durable fait l’objet d’échanges et de partages d’information. Mais concrètement, les évolutions tangibles sont limitées. De plus, beaucoup d’éleveurs restent à l’écart du projet collectif, alors qu’ils fournissent le produit de base ; sans eux, rendre la filière plus vertueuse est impossible.
Pourquoi un tel écart entre ambition et résultats ? Qu’est-ce qui « coince » dans cette institution dont la raison d’être est la durabilité ? La réponse des chercheurs tient en peu de mots : pas assez de proximité entre les acteurs du BRSL.
L’étude identifie quatre aspects. D’abord, la géographie : le Brésil représente 8,5 millions de km2 (15 fois la France), et 4 400 km entre ses frontières nord et sud les plus éloignées. Les membres du BRSL sont dispersés sur cet immense territoire, ce qui entrave leurs échanges, en particulier pour les plus petits de la chaîne d’approvisionnement.
Deuxième aspect, la diversité des organisations : un modeste éleveur du Nordeste n’a pratiquement rien en commun avec une multinationale de la viande qui exporte dans le monde entier. Il en découle une troisième disparité, culturelle celle-là. Des acteurs de la chaîne d’approvisionnement aussi différents n’ont pas les mêmes valeurs, la même culture, la même conception de ce qu’est l’alimentation durable. D’ailleurs, les petits éleveurs vivent et travaillent souvent dans des régions rurales et les termes utilisés dans le guide pratique leurs sont opaques.
Enfin, le BRSL n’est pas une entité homogène et unie. Certains acteurs entretiennent des liens intenses et réguliers, d’autres se tiennent à la marge ou restent complètement passifs. Ils ne s’impliquent ni dans le management de l’organisme ni dans ses prises de décisions, jusqu’à devenir invisibles aux yeux des autres parties prenantes.
Le cumul de ces quatre difficultés génère trois effets qui sapent les efforts collectifs pour transformer la filière.
Premier effet : un manque de cohésion du BRSL, y compris entre acteurs qui par ailleurs travaillent ensemble tous les jours. Éleveurs et abattoirs ne se connaissent pas vraiment, malgré leur relation de fournisseur à client. Les petits éleveurs ne viennent pas aux réunions du BRSL : ils sont représentés par les grands éleveurs, très différents d’eux, ou par leurs syndicats. À tel point que l’un des participants de l’étude s’interroge sur la pertinence du mot « chaîne » quand on parle de « chaîne d’approvisionnement. »
Deuxième effet, qui résulte du premier : le manque d’information. Elle circule de manière asymétrique au sein de la chaîne d’approvisionnement, en fonction de la qualité des relations entre acteurs. Certains n’en reçoivent pas du tout. Or, le virage vers l’alimentation durable supposerait un partage actif et généralisé de connaissances et de bonnes pratiques, ainsi qu’un éclairage sur le contexte et les enjeux. C’est le préalable à des changements sur le terrain, mais il fait souvent défaut.
Enfin, les auteurs constatent un manque de confiance entre acteurs, notamment entre éleveurs et abattoirs. Le sujet phare de leur relation reste l’âpre négociation des prix. Pour beaucoup d’éleveurs, la priorité est de faire bloc face à ces « ennemis », pas de se transformer. Par ailleurs, cette défiance peut parasiter la communication entre les acteurs de la filière les plus impliqués et les autres : même s’ils partagent avec tous leurs connaissances sur l’alimentation durable, ils risquent de ne pas être crus.
L’existence de filières structurées et engagées ne garantit donc pas l’émergence d’une alimentation vertueuse. Leurs acteurs doivent mener une analyse approfondie pour détecter les symptômes du manque de proximité et y remédier. La défiance entre acteurs, en particulier, nécessite des efforts prolongés, appuyés si besoin par des associations et des agences gouvernementales.
Enfin, les auteurs encouragent les États à s’impliquer dans le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement : exiger plus de durabilité à travers des réglementations ne suffit pas. Au sein du BRSL par exemple, ils pourraient imposer et/ou encourager une meilleure représentation des éleveurs, s’assurer que l’information leur parvient, et créer des instances de médiation pour un dialogue plus fécond avec les abattoirs.
Ana P. Ferreira Alves, Minelle E. Silva et Philipp C. Sauer, Uncovering effects of supply chain distance on sustainability adoption: empirical evidence from a multi-stakeholder partnership, Supply Chain Management, novembre 2024. https://doi.org/10.1108/SCM-12-2023-0637