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Le Monde de NEOMA

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Les intelligences artificielles peuvent-elles être au service de l’excellence académique ? La question se pose alors que ces outils sont de plus en plus utilisés par les élèves de classes préparatoires. Près de 80% d’entre eux. Agathe Mezzadri-Guedj, professeure de lettres au lycée Michelet de Vanves, a décidé de s’y intéresser. Explications. 

Vous êtes professeure de lettres en classe préparatoire, comment l’IA s’est-elle invitée dans les copies de vos élèves ?

Agathe Mezzadri : Elle ne s’est pas vraiment invitée dans les copies, puisque je ne fais faire   aucune évaluation à la maison, et que les élèves n’ont pas accès aux outils numériques lors des devoirs sur table. Ce sont mes « khôlleurs » qui m’ont alertée. Il arrive que pour rattraper une khôlle, certains étudiants aient la possibilité d’utiliser l’IA. On a commencé à trouver des références extrêmement recherchées, comme une pièce baroque du XVIIe siècle, dont moi-même je n’avais jamais entendu parler. Et ça se voit tout de suite quand quelqu’un parle de quelque chose qu’il ne comprend pas. Nous pensions la triche impossible dans notre discipline, cette certitude a été totalement rebattue avec l’intelligence artificielle. Mais, à ce stade du copier-coller, c’est une pratique assez stérile qui ne permet pas à l’étudiant de s’élever.

Quelle a été votre réaction ?

Ma réaction a été totalement pragmatique, sans morale ni idéologie. Je me suis dit : s’ils utilisent tous l’IA dès qu’ils en ont l’occasion, je dois comprendre ce dont il s’agit et les accompagner. J’ai d’abord demandé aux intelligences artificielles de produire les mêmes dissertations que celles de mes étudiants, comme « Faut-il de tout pour faire un monde ? » ou « Rester soi-même ». J’ai écrit un prompt détaillé. J’ai testé plusieurs IA : GPT 3.5, GPT 4, LLama 2, Claude 3 et Perplexity.

Les copies des intelligences artificielles étaient-elles bonnes ou médiocres ?

Certaines IA sont très performantes pour trouver la tension ou le paradoxe dans un sujet, mais elles sont incapables d’approfondir son fondement philosophique. Sur « Rester soi-même », elles identifiaient bien la tension entre authenticité et altérité, mais elles échouaient complètement à questionner ce que signifie « soi-même ». Sur les références philosophiques aussi, il y avait des erreurs flagrantes. Par exemple, une IA citait Platon en disant que sa cité idéale accueillait tout le monde — ce qui est faux puisque Platon exclut les poètes et ne considère ni les femmes ni les étrangers comme citoyens. Les connaissances de l’IA sont encore incomplètes et incertaines.

Ces dissertations vous ont-elles ensuite servi de supports pédagogiques ?

Oui, les étudiants les ont critiquées comme s’ils étaient professeurs. Cela leur apprend la méthodologie de la dissertation. C’est plus facile de voir les erreurs chez autrui que chez soi-même. Ça m’a permis de développer leur esprit critique sur les productions de l’intelligence artificielle.

D’ailleurs la plupart des intelligences artificielles génératives sont anglo-saxonnes, est-ce que ça se sent aussi dans leur dissertation ?

Absolument. Toutes les IA par exemple me ramènent à Jean Valjean quand je les interroge, parce que les anglo-saxons se sont appropriés Les Misérables de Victor Hugo. Cela pose le problème du biais de corpus des IA : toutes les œuvres n’ont pas été numérisées, tous les contenus comme Gallica de la BNF n’ont pas été aspirés. C’est intéressant de les sensibiliser au fait que ces outils peuvent créer un entonnoir culturel. L’IA n’est pas complète, elle n’est pas certaine. Il faut donc continuer à aller chercher dans les livres. C’est pour cette raison par exemple que je leur fais étudier une œuvre du XVIe siècle très importante que l’on ne trouve nulle part sur Internet, La Jérusalem délivrée par le poète italien Le Tasse.

Sachant que les étudiants peuvent s’appuyer sur ces outils, êtes-vous encore plus exigeante avec eux ?

Je dirais que ça m’aide à être exigeante. Je leur dis clairement que le jour du concours, nous n’évaluons pas des IA mais des intelligences humaines. Cela me permet aussi de définir ce que signifie penser humainement, c’est-à-dire pas systématiquement, mais avec critique et sensibilité — qualités absentes chez les IA. Elles ne développent pas encore assez les références. Ce peuvent être, à certains égards, des anti-modèles.

Quelle est votre définition de l’excellence ?

L’excellence est toujours dans un domaine ciblé et elle concerne une personne. C’est véritablement aller au bout de soi-même dans un domaine. Et cette idée que quelqu’un puisse être excellent de manière globale m’interroge. Je ne suis pas sûre, je trouve que c’est une vision très romantique du génie un peu intimidante. Mon approche est plus humble, plus centrée sur l’ouvrage bien fait.

A la rentrée 2025, vous interviendrez à NEOMA pour un cours qui fait le lien entre littérature et management. De quoi s’agit-il ?

Mon cours s’intitule « Leçons des grands textes littéraires : management, entreprise et leadership ». La littérature peut inspirer sur le leadership et la créativité. Je crois sincèrement que dans la littérature, il y a des textes qui sont très intéressants pour le monde professionnel. Je viendrai dans les amphis avec mes lectures et mes connaissances.