Concilier travail et cancer : pourquoi les solutions prêtes à l’emploi ne marchent pas
Publié le 15/10/2024
Concilier travail et cancer : pourquoi les solutions prêtes à l’emploi ne marchent pas
Publié le 15/10/2024
Le parcours d’un salarié qui reprend le travail avec ou après un cancer est jalonné de trop d’incertitudes pour que l’employeur y réponde avec une solution d’accompagnement figée. Rachel Beaujolin, enseignante-chercheuse à NEOMA, plaide à l’inverse pour la co-construction multi-acteurs d’aménagements provisoires et évolutifs, autour de trois principes d’action.
Quelques éléments pour situer les enjeux du cancer dans le monde professionnel. Chaque année en France, on détecte 160 000 nouveaux cas dans la population salariée. Plusieurs années après, 64 % d’entre eux souffrent encore des séquelles de leurs traitements : fatigue, douleurs, troubles cognitifs…
Ceux qui ont bénéficié d’un aménagement de leurs conditions de travail lors du diagnostic sont plus nombreux à être en activité cinq ans plus tard. Et d’après une enquête de 2019 de la Haute autorité de santé (HAS), le maintien dans l’emploi contribue à l’espérance de vie.
Concilier travail et cancer devient donc un enjeu de responsabilité sociale pour les entreprises et les organisations. Une « charte cancer et emploi » a d’ailleurs été proposée par l’Institut national du cancer ; elle est signée à ce jour par 90 entreprises employant 1,9 million de salariés. De même, des associations proposent d’accompagner les personnes en situation de travail avec ou après un cancer.
este la question du « comment » : quelles solutions mettre en place, avec quels acteurs et quelles méthodes, pour que cet accompagnement favorise l’émergence d’un « travail constructeur de santé » ?
L’autrice, chercheuse en sciences de gestion, anime le comité scientifique d’un projet d’innovation ouverte sur l’articulation travail – cancer du sein (piloté par Pascale Levet au Nouvel Institut). Elle a aussi été touchée par la maladie et a arrêté son activité pendant plus d’un an, avant une reprise progressive. Son article associe des savoirs académiques et d’autres issus de son expérience, qu’elle met en perspective avec une approche auto-ethnographique.
S’il faut résumer en un mot la délicate conciliation travail – cancer, c’est l’incertitude. L’évolution de la maladie est inconnue compte tenu du risque de récidive. La nature et le rythme des traitements sont imprévisibles, de même que la durée et l’intensité de leurs effets secondaires. La capacité productive du salarié devient variable et impossible à prédire. « L’après » (ou « l’avec ») ne peut pas être comme « l’avant », comporte de multiples zones d’ombre et surtout, reste à construire par les différentes parties prenantes.
L’incertitude réside aussi dans l’environnement de travail : attitude adaptée ou non des collègues et managers, possibilité d’aménager le poste et de réorganiser les missions, capacité des équipes de ressources humaines (RH) à anticiper et simplifier le suivi des arrêts de travail ou le passage au temps partiel, etc. Enfin, l’intéressé lui-même redéfinit la place et l’importance du travail dans sa vie.
À la lumière de ce constat et de recherches antérieures, l’autrice écarte les solutions prêtes à l’emploi : questionnaires fermés, répertoires de réponses toutes faites, processus de décision linéaires fondés sur des diagnostics figés, dispositifs de durée déterminée…
Elle préfère postuler « qu’au départ, tout est à bâtir » et préconise une dynamique continue de co-construction entre des situations inattendues et problématiques, et des entreprises qui s’en emparent et y répondent de manière pertinente. Cette combinaison de réflexion et d’action produit des connaissances en constante évolution et s’articule autour de trois principes, applicables de l’arrêt de travail à la reprise complète du poste.
Premier principe : l’organisation doit offrir des conditions favorables à cette démarche. À commencer par des acteurs (managers, collègues, RH…) capables d’instaurer un rapport concret au réel, au-delà des postes et des tâches : rôles dans l’organisation, missions envisageables, nature des différentes contributions, etc.
Le manager, figure souvent désignée pour occuper ce rôle, ne peut être seul en tête à tête avec le salarié ; il doit être épaulé par ces différents acteurs, par les services de santé au travail, etc. Et il ne s’agira pas forcément du manager direct, par exemple s’il n’est pas armé pour affronter ces situations où la souffrance et la mort sont présentes en toile de fond.
Deuxième principe : la dynamique de co-construction « organisée » gagne à s’enrichir des conversations informelles du salarié avec des managers, des collègues, les services RH, etc. L’autrice évoque dans sa narration ces échanges « sans obligation et sans visée opérationnelle », consacrés à sa situation de travail du moment. Ils ont fait émerger des pistes possibles et des idées devenues ensuite des solutions provisoires. Ces dialogues permettaient aussi aux deux parties, au fil d’un parcours de soins toujours un peu chaotique, d’actualiser et de partager leur perception du contexte, par nature évolutif.
Troisième principe : se fixer pour objectifs d’imaginer, d’expérimenter des possibles, de les ajuster, de transformer l’existant. Ceci pour remodeler des situations de travail, et pourquoi pas aboutir à des innovations pour l’ensemble de l’organisation. Ce qui implique de coordonner des experts (santé, métiers de l’entreprise, juridique, RH, administratif…) et des salariés concernés par la maladie, donc de créer les conditions de leur coopération ; mais aussi de permettre la construction et le partage du savoir expérientiel de ces salariés sur le travail avec et après un cancer.
Rachel Beaujolin, Accompagner la conciliation travail-cancer – Un enjeu épistémologique et méthodologique pour les sciences de gestion, Revue Française de Gestion, 2024. doi:10.1684/rfg.2024.24