Soigner de manière éthique, un idéal constamment bousculé par les faits
Publié le 29/05/2024
Soigner de manière éthique, un idéal constamment bousculé par les faits
Publié le 29/05/2024
Mettre en place des pratiques de soin éthiques n’est pas qu’une affaire de règles, de valeurs et de chartes. C’est aussi un processus collectif d’adaptation permanente à l’état de santé des patients, à leur comportement, aux moyens disponibles, etc. C’est la conclusion des deux auteurs, Jean-Baptiste Suquet (NEOMA Business School) et Damien Collard (Université de Franche-Comté), suite à l’observation du fonctionnement d’un service hospitalier de gériatrie pendant quatre mois.
Quand on évoque l’éthique du care, on pense tout de suite à la façon dont les soignants prêtent attention aux patients dans leurs interactions avec ces derniers . Mais s’arrêter à cet aspect revient à regarder le sujet par le petit bout de la lorgnette.
Car au sein des services hospitaliers, les dispositifs de soins sont réajustés régulièrement pour tenter de concilier éthique et bien-être des patients. Ceci dans le cadre de rendez-vous formels comme les réunions de service ou les transmissions entre équipes ; mais aussi de processus informels, collectifs ou individuels.
L’activité quotidienne génère en effet un flot ininterrompu de situations délicates : comment traiter la douleur chez une personne âgée en fin de vie ? Qui se charge d’alimenter le patient s’il n’y arrive plus seul ? Comment recueillir l’avis d’un malade qui ne peut plus s’exprimer ? Doit-on accepter des dérogations aux horaires de visite dans des cas extrêmes ?
L’éthique du care est confrontée en permanence à la réalité. Et pour comprendre comment elle s’adapte aux circonstances, il faut se pencher sur ses coulisses. Damien Collard a observé sur le terrain pendant quatre mois l’activité d’un service de gériatrie de 36 lits. Il a suivi les rendez-vous formels de l’équipe, mais aussi les conversations entre soignants dans les couloirs, en salle de pause, autour de la machine à café, etc.
Les deux chercheurs ont ensuite concentré leur analyse sur la « fabrique » quotidienne des pratiques éthiques, , en amont et en aval du travail médical proprement dit, afin de montrer ce qui se joue en dehors des interactions avec les patients.
Premier constat : le nombre important d’acteurs impliqués dans le processus. Du côté du personnel hospitalier, les médecins, les infirmières, les aides-soignantes, l’orthophoniste, la diététicienne ou le spécialiste des soins palliatifs. Autour du patient, sa famille – dont les membres ne sont pas forcément d’accord – ou le voisin de chambre parfois si difficile à supporter qu’il faut déménager l’un des malades.
Ces acteurs interagissent à des moments et dans des lieux différents. À l’heure de faire des choix qui concilient éthique et bien-être du patient, il est donc compliqué d’avoir une vue complète de chaque situation.
Pour y parvenir malgré tout, le service de gériatrie s’appuie sur ses réunions hebdomadaires. Les cas de patients les plus problématiques y sont décrits et font l’objet de délibérations collectives. Celles-ci portent à la fois sur les protocoles de soins, le bien-être du patient et les enjeux éthiques ; il est impossible d’appliquer une règle simple, et ce qui a été décidé la semaine précédente est souvent remis en cause par les événements survenus depuis.
Les auteurs citent le cas d’une patiente qui refuse d’être nourrie par sonde gastrique. D’une réunion à l’autre, les questions évoluent : peut-on tenter une alimentation liquide, moyennant un risque élevé de « fausse route » ? Faut-il imposer la sonde ? Que faire quand la patiente se lève constamment de son fauteuil pendant qu’on la nourrit ? La famille veut abandonner la sonde, mais le médecin s’y oppose, que décider ?
Hors de ces rendez-vous officiels, le processus se poursuit ailleurs, par exemple en salle de soins : l’un des auteurs y apprend un jour que la décision d’arrêter la sonde, pourtant actée en réunion, n’est pas appliquée faute de validation par un médecin.
Quelque temps après, la situation se débloque lorsque deux autres infirmières prennent l’initiative d’un échange avec la patiente : celle-ci confirme sa volonté de ne plus être alimentée. La réunion formelle seule n’aura pas donc suffi à réajuster le dispositif de soins.
Les auteurs relèvent par ailleurs deux processus implicites de réajustement dont l’impact est plus limité : ils ne modifient pas les protocoles en place.
Le premier est l’humour pratiqué dans les conversations entre soignants. Confrontés à certains patients dont le sort est sans espoir, ils ressentent le besoin de créer de la distance : c’est pour eux un moyen de dédramatiser et de réduire leur souffrance morale. De plus, le rire permet de composer avec la difficulté éthique de la situation, quand toute adaptation du protocole de soins est vaine.
Second réajustement : des personnels pallient ponctuellement le manque d’engagement de leurs collègues, sur des tâches précises. Par exemple, une infirmière constate qu’une aide-soignante n’assure pas l’aide aux repas pour les patients dépendants, et s’en charge de sa propre initiative. Ces « remplacements » ne font pas l’objet d’un dialogue entre les intéressées, mais visent à préserver le protocole de soins et l’éthique.
Les trois modes de réajustement (réunions formelles, humour, substitutions) ne s’excluent pas l’un l’autre : ils se combinent ou se succèdent selon les situations, et témoignent des efforts des soignants pour maintenir une éthique du care quoi qu’il arrive. Même s’il faut noter que l’usage de l’humour dans un tel contexte présente une certaine ambivalence.
En conclusion, les auteurs soulignent la complémentarité entre ces efforts d’adaptation et une « éthique des règles » basée sur des valeurs et des principes universels : tous sont indispensables pour offrir collectivement de « bons » soins. Pour permettre aux soignants d’en débattre sereinement, ils recommandent aux managers d’unités de soins de créer des temps de délibération dédiés spécifiquement à ce sujet.
J.‑B. Suquet, D. Collard, Maintaining “Good” Care: An Articulation Work Perspective on Organizational Ethics in the Healthcare Sector, Journal of Business Ethics, 02/2024. Doi :10.1007/s10551-024-05616-z