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Le Monde de NEOMA

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Alors que les tensions semblent de plus en plus marquées dans notre société, Emma Lei Jing, chercheuse à NEOMA, et ses collaborateurs ont étudié par quels moyens des discussions initialement lancées sur des sujets sensibles, comme l’environnement ou la santé, se transforment finalement en chambre d’écho, où des opinions opposées s’isolent les unes des autres.

De l’urgence climatique, à la vaccination, en passant par les politiques d’immigration, de nombreux sujets brûlants polarisent l’opinion dans notre société moderne. Si certaines discussions et débats sur des questions litigieuses ont abouti à des changements historiques – comme l’abolition de l’esclavage ou l’obtention du droit de vote pour les femmes – d’autres, au contraire, mènent à des impasses. Les parties prenantes s’enferment alors dans des positions irréconciliables.

Ce phénomène est bien connu des chercheurs en sciences sociales qui parlent de chambres d’écho. Dans ces espaces, les arguments et les émotions sont amplifiés et répétés par des individus partageant les mêmes croyances. Se crée alors autour de ces personnes une bulle informationnelle que les perspectives opposées peinent à pénétrer. L’étude impliquant la chercheuse de NEOMA s’est donc interrogée : comment des discussions lancées sur des sujets sensibles se transforment-elles en chambre d’écho ? Quel est le rôle des émotions dans ce processus d’isolation des opinions et d’escalade des désaccords ?

La dynamique de la discorde

Bien que nous comprenions de mieux en mieux comment se forment ces débats, la recherche s’est encore peu intéressée aux mécanismes qui permettent à une contestation de se poursuivre et de s’intensifier avec le temps. Emma Lei Jing et ses collaborateurs ont analysé les débats autour de la politique de réduction des méfaits dans la région d’Alberta, au Canada.

Cette stratégie de santé publique vise à réduire les conséquences négatives de la toxicomanie sans exiger l’abstinence. Elle inclut des mesures comme la distribution de seringues propres et des sites de consommation supervisée. Introduite en 2008 dans une province canadienne, cette politique a radicalement transformé le débat public, créant des clivages entre partisans et opposants. Cet exemple a permis aux chercheurs de développer un modèle sur la dynamique des contestations dans le champ des addictions qui peuvent mener à des chambres d’écho.

Un fossé émotionnel moral

L’étude démontre le rôle essentiel des émotions morales. Contrairement aux émotions basées sur des intérêts personnels, les émotions morales concernent le bien-être de la société. Dans ce type de débat, la prise de position initiale de chacun dépend souvent de sa vision du bien et du mal. Sauf qu’il n’existe pas d’accord universel sur ce qui est juste ou non. En conséquence, chaque parti considère qu’il défend ce qui est juste et bon pour la société.

En intégrant ces émotions morales dans leurs discours, les individus intensifient leurs désaccords et renforcent les divisions dans le débat public. En fait, ces émotions alimentent l’escalade de ces conflits. Chacun est persuadé, presque de façon viscérale, que l’autre a tort. Si bien que ce qui était au départ une prise de position sur une question morale se transforme progressivement en un rejet, pas uniquement de l’idée opposée, mais de ceux qui la portent. Les chercheurs observent dans les discours une augmentation des émotions négatives comme la frustration, la colère et le dégoût envers l’opposition.

In fine, ces émotions éloignent donc les acteurs les uns des autres. Le débat s’éteint, puisque les discours et les arguments antagonistes ne sont plus entendus. Les chercheurs démontrent finalement que l’émergence des chambres d’écho est fortement liée à un biais autour de la notion de moralité. Chaque camp a le sentiment que l’opposition est moralement mauvaise, dès lors qu’elle s’oppose à sa vision de ce qui est bon pour la société.

Pas de fumée sans feu

Cette évolution progressive des débats vers des chambres d’écho est catalysée par des événements déclencheurs qui attirent l’attention ou l’émotion. Dans cette étude, ces événements sont notamment la crise des opioïdes de 2012 qui a mis en lumière le problème, puis des élections successives de gouvernements tantôt pro, tantôt contre la pratique au cœur du débat.

Ces éléments déclencheurs marquent à chaque fois un tournant qui sépare encore plus les différents clans. Par exemple, braquer les projecteurs sur la question qui divise encourage les personnes qui ne l’ont pas encore fait à prendre parti. Le débat est réalimenté par de nouveaux acteurs et de nouveaux discours, avec un poids toujours aussi important des émotions susmentionnées.

Le pragmatisme comme solution ?

Cette recherche montre que les chambres d’écho résultent de processus sociaux continus dans lesquels les gens s’enferment eux-mêmes sur la base d’interprétations divergentes de ce qui est « bon » ou « mauvais ». Pour atténuer ces effets, les chercheurs suggèrent aux politiques publiques de présenter les débats de manière pragmatique. Par exemple : aborder la réduction des méfaits comme un moyen de diminuer les coûts des soins de santé. Ils invitent plus largement à étudier toute stratégie qui favoriserait un dialogue moins émotionnel et plus apaisé autour des sujets controversés.

En savoir plus

Jing, E. L., Goodrick, E., Reay, T., & Huq, J.-L. (2024). Issue Fields and Echo Chambers: Increasing Field Contestation Fueled by Moral Emotions. Organization Studies, 45(12), 1713-1740. https://doi.org/10.1177/01708406241280004